Que se passe-t-il en nous lorsque nous perdons quelqu’un qui nous est cher ?
Perdre quelqu’un de proche, ce n’est pas une rupture, loin de là ! Les liens ne disparaissent jamais, ils se transfèrent, se transforment… Lorsque nous venons au monde, nous ne sommes pas une page blanche : nous arrivons reliés à nos ancêtres, à notre histoire familiale, à ceux qui nous ont précédés… Et tout au long de notre vie, nous sommes soumis au réseau de ces liens qu’on agence, qu’on enrichit, qu’on active, qu’on met au repos... De la même manière que dans les autres étapes de l’existence – quand on tombe amoureux, quand on divorce, quand on quitte ses parents, quand on devient parent, quand les enfants nous quittent…
Faire son deuil, c’est s’engager dans un travail de transformation de ces liens, avec la personne qui est morte mais aussi avec tous les vivants qui restent.
C’est difficile de « transformer le lien » avec quelqu’un qui n’est plus là…
Oui, c’est très difficile, et douloureux de faire ce travail seul, ou au moins sans celui ou celle qui a disparu. On a beau l’interpeller ou le faire venir dans nos rêves, il ne répond plus. Tout ce qui était en cours, dans notre imaginaire conscient ou inconscient, doit se régler différemment. Les conversations, les reproches, la gratitude qui n’ont pas été exprimés, sont suspendus, et doivent se résoudre dans le travail de deuil, c’est à dire dans l’acceptation que ça ne se fera pas.
Alors, en essaie de régler ce qu’il y a à régler, quand c’est possible, en se reliant à un interlocuteur interne qui vit dans notre esprit. Dans Le livre de ma mère, l’écrivain Albert Cohen parle des « gestes de vie » des morts, qui « vivent atrocement » dans nos mémoires, sans que nous n’y puissions rien. Les morts sont vivants à l’intérieur de nous, et il nous faut admettre qu’on ne peut pas les interpeller, et que c’est parfois « atrocement » douloureux…
Nous sommes donc condamnés à souffrir à jamais de l’absence ?
Avancer dans le deuil, c’est aménager sa vie avec ces présences/absences, et apprendre petit à petit à s’en dégager. En acceptant que parfois, le manque ne se résout pas. Il y a des affects liés à la mort qu’on garde à l’intérieur de soi tout au long de sa vie, et qu’on emporte nous-mêmes en mourant, non sans les avoir transférés inconsciemment à nos enfants, en leur demandant implicitement de continuer le travail… Les fantômes qui viennent hanter les vivants, ce ne sont pas des linceuls dans des greniers, mais tous ces morts dont on n’a pas fait le deuil et qui peuvent affecter une génération après l’autre… C’est une question de temps. Quand on dit « qu’il repose en paix », on peut se souhaiter qu’il repose en paix aussi à l’intérieur de nous-mêmes. Qu’il trouve un état de quiétude, loin des mouvements de passion quand nous pouvions l’interpeler et qu’il pouvait nous interpeler.
Comment s’y prendre pour avancer dans les étapes du deuil ?
D’abord, tous les deuils ne sont pas de la même difficulté, en fonction des expériences engagées avec celui qui disparait. Le choc d’une mort violente n’est pas le même qu’une disparition à laquelle on a pu avoir le temps de se « préparer ». Perdre un ascendant, même si c’est un immense chagrin, c’est dans « l’ordre des choses », ça nous resitue dans la généalogie. Mais la perte précoce d’un conjoint, d’un frère, d’une sœur, d’un ami, ou pire d’un enfant, bouscule cet ordre des générations. C’est le comble du malheur, comme si le temps se retournait.
La normalisation des processus, y compris pour le deuil, je m’en méfie beaucoup. Ces fameuses « cinq étapes » sont tout au plus une sorte de canevas, mais il y a mille deuils, et mille façons de les vivre, sans qu’on puisse décréter les « bonnes » et les « mauvaises ». Le deuil n’est pas une maladie ; c’est un parcours. Les « cinq étapes » peuvent rendre compte de ce parcours, ou pas. C’est très variable... Moi je crois qu’il faut avancer à petits pas, dans les petites choses, comme on le sent. Parler du mort ou se taire ; s’activer ou s’arrêter ; s’isoler ou se réunir…
Sentir qu’on fait partie d’une communauté familiale, amicale, professionnelle, permet à chacun de ne pas être le seul dépositaire de la mort. Ça apporte un réel soulagement, de partager souffrance et douleur avec d’autres. Encore faut-il pouvoir et/ou vouloir le faire…
La crise sanitaire qui nous en a privés a montré à quel point pouvoir célébrer ensemble est nécessaire…
Je crois beaucoup à l’importance des rituels et des commémorations, qui permettent le partage des choses qu’on a fait ensemble.
Même si on ne dit rien, c’est une façon de sortir de soi et de faire porter au groupe quelque chose de trop lourd à porter tout seul.
Les obsèques servent à dire quelque chose du mort. Pleurer, mais aussi rire ensemble à des funérailles c’est une façon de lui rendre hommage, et de rire avec lui.
L’humanité commence à partir du moment où on rend hommage aux morts – les autres animaux ne font pas ça. Ritualiser la mort c’est s’inscrire dans une descendance humaine, dans une histoire, des origines. Pour cette raison, il est important de donner une place à ceux qui nous ont précédés, faire en sorte qu’ils ne disparaissent pas, et reconnaître ce qu’on leur doit. C’est une manière de s’inscrire dans cette finitude, qui est quand même la grande affaire de notre humanité…
C’est à ça que servent les rituels ?
Le deuil nous plonge dans le plus humain de notre humanité, et les rituels nous rappellent que nous en faisons partie. Se rassembler autour de nos morts, c’est aussi proposer à chacun la possibilité d’un rassemblement psychique, intime, lors duquel on peut aussi rassembler des parties un peu éparses de soi-même.
Les plateformes qui permettent ces rassemblements en ligne ressemblent aux liens d’aujourd’hui, tels que les a transformés la technologie. Nous sommes reliés en permanence, dans le monde entier, avec tout un tas de personnes. Et, comme tout ce qui nous permet d’être reliés les uns aux autres nous fait du bien, les liens virtuels sont entrés dans notre ADN.
Il n’y a pas moins de force et d’affectif dans ces liens virtuels que dans les liens charnels. En collectant les photos, les anecdotes qu’on ne connaissait pas ou qu’on avait oubliées, les sites comme inmemori permettent de permettent de rassembler des souvenirs à l’intérieur de soi.
Ainsi, le lien se transforme, l’image du mort se déconstruit et se reconstruit. Ajouter des éléments apportés par d’autres le rend vivant, lui redonne des contours. Et comme il est de nouveau vivant le temps qu’on parle de lui, ça permet de le saluer.
Est-ce qu’à un moment le deuil prend fin ?
C’est un long parcours… On a l’impression qu’on sera toujours hanté par l’absence de l’autre. On le souhaite, souvent, parce que c’est une manière de le garder avec soi. Mais à un moment il faut lâcher. Ça refait mal mais à chaque fois un petit peu moins. Peu à peu, on prend réellement conscience qu’il ou elle ne reviendra pas et qu’on ne fera pas, on ne dira pas tout ce qu’on avait projeté de faire ou de dire. Ce qui n’empêche en rien le lien de continuer à exister, et à imprégner ce qui nous relie aux autres.
Quand je tiens ma petite-fille dans mes bras, je suis mes aïeux, je la tiens aussi avec tous ceux qui m’ont tenu dans les leurs. Ils sont morts mais ils sont présents. C’est une présence douce, qui ne me tourmente pas, ni ne m’attriste.
Si le parcours semble trop long ou trop difficile, il est bon de se faire aider. Les colères, les ressentiments, la culpabilité, ça se travaille, activement si c’est nécessaire. Nous, les psys, sommes là pour ça ! La joie revient parfois quand on ne s’y attend pas, ce qui n’empêche pas la tristesse de revenir aussi. Et puis à un moment, on découvre qu’on peut vivre sans l’autre, sans le trahir. Et que la vie continue. La nôtre, et la sienne, dans notre lien sans fin.
Serge Hefez est auteur, notamment, de La fabrique de la famille (Kero, 2016) et de D’où je viens, un petit livre pour parler de la famille (Bayard jeunesse, 2019)