Deuil

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Deuil : le tatouage pour encrer le souvenir ?

Se tatouer a une signification profonde qui va bien au-delà de l’esthétique. Pour de nombreuses personnes, il s'agit d'un rite de passage, d'une façon de marquer un moment important de leur vie. Dans le cadre du deuil, il peut jouer un rôle cathartique, en aidant à exprimer ses émotions et à honorer la mémoire d’un proche disparu. Cet acte fort peut également être perçu comme une manière de maintenir un lien tangible avec le défunt, en portant sur la peau une image, une citation ou un symbole qui rappelle et révèle sa présence. Mais il est important de tenir compte des conséquences à long terme — mauvaise décision pour vivre le deuil, regret du motif — et de s'assurer que ce choix est une décision réfléchie et significative, qui convient à votre situation. Au cœur de cette enquête, Brigitte Lelu-Muguet, tatoueuse thérapeutique, Simone-Aimée Le Mazou Hafner, auteure du mémoire « Pour un art du tatouage comme aide au travail de deuil », et Susan Cadell, professeure de service social à l’université Waterloo au Canada. Et les témoignages de Steven et Michèle. 

Le tatouage comme processus de deuil et d'expression personnelle

A 20 ans, Simone-Aimée Le Mazou Hafner perd sa maman. Le besoin de se faire tatouer comme elle, pour elle, s’est imposé peu à peu. Simone-Aimée dessine un mandala tibétain, symbole d’impermanence. Puis trouve un salon de tatouage sur Internet. « Je ressentais l’urgence de graver notre lien à jamais. « Lors de la réalisation de mon tatouage de deuil, j’ai regretté l’attitude de ma tatoueuse. Non pas qu’elle ait été désagréable, mais son insistance à parler avec sa collègue a privé ma cérémonie du sens “sacré” qu’inconsciemment j’étais venue chercher. Sans forcément attendre une communion, j’espérais de sa part une présence, consciente de l’importance du rôle qu’elle jouait dans mon rituel de deuil. »

« De manière générale, se faire tatouer est déjà un rituel chargé de sens puisqu’il représente un engagement à vie et oblige à se confronter à une douleur physique plus ou moins importante », rappelle Simone-Aimée Le Mazou Hafner. Les motifs de tatouage liés au deuil sont variés et personnels. Certains choisissent des dates de naissance et de décès, des portraits et/ou, le plus souvent, des représentations symboliques. Les tatouages ont peu de rapport avec la manière dont le défunt est mort, ils célèbrent plutôt la relation et les liens.

La spécificité d'un tatouage de deuil réside dans la visée particulière du dessin. Son aptitude à exprimer des émotions (la tristesse, la résilience, l'amour... et le lien durable avec la personne décédée), à symboliser ce que l’on ressent au plus profond de soi quand on pense au défunt et à sa disparition, et à pacifier son rapport à la mort. Son emplacement est lui aussi empreint de réflexion et de symbolisme.

« Chaque tatouage doit raconter une histoire unique et permettre de garder un lien, un ancrage émotionnel avec son défunt. Son processus de conception et d'exécution doit être un rituel thérapeutique, offrant un espace pour réfléchir, guérir et se souvenir », explique la tatoueuse Brigitte Lelu-Muguet, ancienne travailleuse sociale qui s’inscrit dans une vraie démarche thérapeutique. « Je suis un peu comme une passerelle qui permettrait aux personnes que j’accueille de se reconnecter à elles-mêmes, à leur force intérieure. Je tente de les aider à retrouver confiance en elles. »

La permanence du tatouage est une réponse à la peur de perdre une seconde fois l’être aimé quand on craint que l’émotion finisse par s’estomper. Si fixer dans la chair, de façon indélébile, un emblème de la relation peut constituer tout d’abord un refus du deuil, il en permettra peut-être la mesure et l’acceptation. Car en tatouant une image ou un message qui rappelle la personne décédée, la personne transforme la douleur en un hommage vivant, en un moyen de transmettre son souvenir aux autres générations. Pour certains, un tatouage est une porte d’entrée pour raconter leur histoire. « Ce qui m'a surprise, c'est la façon dont les gens utilisent le tatouage pour engager le dialogue », explique Susan Cadell, chercheuse et professeure en travail social, à l’université de Waterloo, au Canada.

Tatouage commémoratif, la place de la douleur

« Le travail de deuil est un travail d’accompagnement de la douleur. De son identification dans un premier temps, de son acceptation et enfin de sa transformation », rappelle Simone-Aimée Le Mazou Hafner. Il peut donc se matérialiser par un tatouage commémoratif. La douleur physique fait alors écho à la douleur émotionnelle de la perte et l’état « méditatif » ainsi obtenu permet peut-être la modification, voire la transformation de l’état psychique.

« Par le sacrifice du rituel consenti s’opère une symbiose entre douleur physique et émotionnelle. La douleur de l’aiguille et son œuvre indélébile fait peu à peu disparaître la peur de l’oubli de l’être cher. En gravant sa présence sur la peau, on signifie l’éternité du lien aussi bien au monde extérieur que dans son nouveau monde intérieur », explique Simone-Aimée Le Mazou Hafner.

Une démarche personnelle qui doit être accompagnée

Le tatouage en tant que processus de deuil soulève aussi des controverses. Certains estiment que cela peut être une réaction impulsive à une perte, un choix fait dans un état émotionnel intense qui pourrait être regretté plus tard. « Pour éviter tout regret, l’immédiateté dans le tatouage de deuil n’est à mon sens pas concevable sans accompagnement, insiste la tatoueuse Brigitte Lelu-Muguet. Sa signification peut évoluer avec le temps. Ce qui semble apaisant et cathartique immédiatement après le décès peut évoluer à mesure que le deuil progresse. C'est pourquoi il est primordial de choisir soigneusement le dessin et sa signification, en tenant compte de l'avenir et de l'impact émotionnel à long terme. »

« Je commence par une première consultation, où je communique avec la personne afin de mieux comprendre son histoire, ce qui m’aide à comprendre sa singularité, poursuit Brigitte Lelu-Muguet. Il arrive que certaines personnes soient encore dans une phase de confusion et de perte, rendant le tatouage thérapeutique inadapté. Dans ce cas, je les accueille, je les écoute, puis je les oriente vers des professionnels tels que des psychologues pour les aider à commencer le travail du deuil et mieux comprendre ce qu’elles traversent. Je peux refuser de tatouer car je crois en l'importance de prendre le temps nécessaire pour passer à l'acte. » La tatoueuse rappelle qu’« on ne peut pas choisir pour l’autre, mais on peut le guider vers une compréhension plus profonde de sa souffrance, et l’aider à mettre de la conscience sur ce qui est en train de se passer pour qu’il puisse lui-même confirmer ou infirmer la démarche et se donner du temps. »

Une rose des vents pour François

Le tatouage de deuil de Steven pour son frère décédé.

Steven a 35 ans. Tourné vers les autres, président d’un club de foot, il n’a jamais songé à la psychothérapie. Ancré dans l’action, le mouvement, il agit, mais la vie lui joue un tour et lui vole son frère François, qui décède à 30 ans des suites d’une tumeur au cerveau. Depuis son plus jeune âge, Steven veut un tatouage, mais il sait aussi que celui-ci devra avoir du sens. La mort de son frère en a un. Steven conçoit de manière très précise le dessin qui représentera François et cette perte irréversible : le signe du sagittaire, leur signe à tous les deux, une rose des vents car il sait d’où il vient mais ne sait où il va, et « François » écrit de la main de son frère. Quand il entend parler de Brigitte Lelu-Muguet deux mois après le décès, il ne se sent pas prêt à la rencontrer ; l’idée de la thérapie lui fait peur. Mais sa quête d’un tatoueur à l’écoute de son projet est vaine. Il ne trouve pas celui ou celle qui le comprend. Il décide finalement de contacter la tatoueuse thérapeutique. Une fois la confiance établie, Brigitte recommande à Steven des ouvrages et des séances de Gestalt-thérapie. Puis le tatoue. « Bien souvent, la douleur du deuil entame la faculté à avancer. Je tente d’aider ceux que je reçois à se relier à leur force intérieure. Je permets cette connexion et, grâce à mon expérience professionnelle passée dans l’action sociale, je trouve souvent la solution la plus adaptée ». « Avec elle, tout a commencé, confie Steven. Brigitte a su trouver d’autres biais que le tatouage pour travailler sur mon histoire et avancer avec ce deuil. »

Un Petit Prince et un papillon pour Alan  

Les tatouages de deuil de Michèle pour son fils décédé.

Michèle est amoureuse de la vie, des gens, de la mer et de sa plage de Port-Louis. Responsable d’un office de tourisme en Bretagne, elle est mère de deux enfants : Alan, 25 ans, étudiant en droit, et Alexandre, professeur d’EPS, unis comme des frères jumeaux dont elle est très fière. Il y a deux ans, sa vie et celle de sa famille a basculé. Alan est mort noyé sur la plage préférée de Michèle. Hydrocution, son cœur s’est arrêté. Et celui de Michèle aussi, qui, depuis, ne survit que grâce au soutien des psychologues. Sa seule échappée : photographier les papillons qui incarnent, pour elle, Alan. Elle capte leur légèreté, leur liberté, leur beauté. Michèle se promet de se faire tatouer l’un d’eux en mémoire de son enfant, mais aussi un Petit Prince. Elle pousse la porte d’un salon, mais en sort déçue. La tatoueuse n’a pas pris en considération son projet. Puis elle rencontre Brigitte Lelu-Muguet. La magie opère. Michèle lui révèle son histoire et sa souffrance, Brigitte les encre sur son cœur et son épaule. Pendant toute la durée du travail de conception et de réalisation, Brigitte n’a de cesse de remettre de la vie, de l’amour et de la force dans son dessin initial. « J’aide à faire prendre conscience que lorsque l’on reste dans le drame, on ferme des portes. » Le Petit Prince s’est vu entouré de poussières d’étoiles, l’eau source de mort est devenue une vague d’amour et d’espoir, et le papillon, une preuve de la vie. « Quand Michèle part à la “chasse ” aux papillons, elle sort de son drame, c’est la preuve qu’il existe des situations qui lui font plaisir et qui la replacent dans le vivant », assure Brigitte.

« Si je n’avais pas trouvé Brigitte, ces deux tatouages n’auraient pas abouti, confie Michèle. Grâce à cette rencontre, j’avance doucement vers les autres. Mon tatouage est une force qui m’habite. Il me pousse à la communication. Je n’ai pas peur qu’il me rappelle ce souvenir lourd à porter même si je réussis à faire mon deuil un jour. J’ai envie qu’il reste. Il ne deviendra pas une prison psychologique. » Michèle se consacre aujourd'hui à l'idée que son deuxième fils, âgé de 30 ans, a besoin d'elle et affirme avec certitude qu’elle l’immortalisera lui aussi sur son corps.

Un tatouage peut servir symboliquement à gérer la douleur, mais il ne résout pas les émotions profondes associées à la perte. Le processus de deuil est émotionnellement complexe, et demande du temps et du soutien pour être traversé. « Les systèmes de santé s’occupent de la mort, mais très peu du deuil. Pourtant, dans cette phase de la vie, on a besoin d’être accompagné, d’en parler, de ritualiser et de trouver les chemins de l’apaisement », conclut Susan Cadell.