Sept ans, c’est le temps qu’il faut à notre corps pour renouveler la totalité de ses cellules ; le temps qu’il a fallu à Maïa Mazaurette – désormais dotée d’un corps dont Soren n’a rien connu, donc – pour être prête à raconter cette histoire-là, qui « n’est pas triste », tient-elle à rappeler, souvent.
C’est toujours un peu inconvenant de parler de la mort. D’en parler vraiment, avec les vrais mots.
Avec beaucoup de délicatesse et de poésie, mais aussi de crudité, Maïa Mazaurette dit à voix douce ce qu’on ne dit jamais, parce qu’on n’ose pas, parce que ça ne se fait pas, parce que c’est toujours un peu inconvenant de parler de la mort. D’en parler vraiment, avec les vrais mots, et les vraies questions que se posent les vraies gens – nous tous, en vérité – quand ils y sont confrontés. Parce que « la mort fait partie de la vie et tout ce qui vit l’intéresse », elle raconte donc, avec méthode et une tendresse infinie ces heures d’après le cataclysme, en s’étonnant que finalement, ça ne lui fasse « pas peur du tout ».
Fermer quelques portes
Elle dit d’abord ce qu’elle ressent devant le corps sans vie de son amour. Le sentiment que ce corps mort est vulnérable, fragile, et son besoin irrépressible d’en prendre soin, de veiller sur lui, de protéger sa dignité, comme une louve. L’impossibilité de le laisser seul à la morgue et la nécessité de confier à ses parents le soin de le veiller pendant qu’elle se coltine les tracasseries administratives, si déplacées et envahissantes, et les difficultés de rapatrier Soren dans son pays pour l’enterrer.
La liste de tout ce qu’il ne vivra pas
Elle ne pleure pas, parce que « la mort est irrésistible mais on résiste quand même ». Elle fait, plutôt, la liste de tout ce qu’il ne vivra pas. Elle explique comme il est important, pour elle, d’avoir eu le temps et la possibilité de le voir nu une dernière fois. De le dessiner. De lui tenir la main, de l’embrasser, de le recoiffer, pour qu’il ressemble à qui il était. Et même, à un moment, de rire de cette situation si bouleversante et incongrue. Une longue veillée, seule avec lui, « pour fermer quelques portes ».
Lui dire au revoir
Elle ne parle pas de « processus de deuil », mais dit le temps que prend « le processus de sortie de vie ». Les mille choses à faire avant les funérailles. L’importance démesurée de chaque détail, et le grand flou dans lequel elle navigue néanmoins. Les amis qui défilent, pour raconter ensemble les qualités et les défauts de Soren, parce que « quand nos défauts sont oubliés, c’est peut-être là qu’on meurt vraiment ». Et les soirées où ils fêtent ensemble sa mémoire en buvant le vin qu’il gardait pour les grandes occasions. Quelle occasion plus grande que de lui dire au revoir ?
Mémoriser son visage
Elle dit à quel point, avant de refermer définitivement ce cercueil, elle voudrait absolument retenir et absolument oublier ce visage-là de Soren, « parce que les morts sont des farceurs et ne se ressemblent pas ». Et, bonne nouvelle, elle dit qu’aujourd’hui, depuis longtemps, elle a perdu cette vision post mortem pour le garder travailleur, hilare, renfrogné, souriant, boudeur mais certainement pas mort.
Se lester de gravité
Elle dit la gravité, pesante, d’elle toute seule au milieu de la grande assemblée venue assister aux funérailles. Même si elle adorerait – nous adorerions, tous – « que la mort soit légère comme une âme flottante », cette gravité ne l’écrase pas, mais l’ancre plutôt, et l’aide à ne pas dériver, dans ce moment impensable où « les portes de l’imaginaire sont fracassées ».
"La gravité n’a jamais empêché personne de se tenir debout".
Elle raconte comment elle accepte, elle, solidement enracinée dans son athéisme, d’être brinqueballée dans un monde de coïncidences, de prophéties et de magie, parce qu’elle en a terriblement besoin. Et comment elle se souvient déjà, parce qu’elle est vivante, que « la gravité n’a jamais empêché personne de se tenir debout, de courir et qui sait de danser ».
Traverser le feu
Elle dit combien elle a tenu, voulu, malgré les conseils et les inquiétudes de ses proches, rester au crématorium et « traverser le feu », sans se protéger de la mort, parce que le premier travail des vivants est d’aider le corps à traverser et que pour elle, « le terminus c’est la chair. Quand il n’y en a plus, la mort peut se rétracter sur la pointe des pieds ».
Affronter les flammes...
Elle revendique avec force son besoin de regarder le corps de Soren partir en fumée, jusqu’au bout, même si c’est une confrontation éprouvante. Pour ne pas le laisser tomber, le laisser brûler tout seul. Et parce que c’est son idée de la loyauté. Durant les sept ans qui ont suivi, elle n’a jamais regretté d’avoir affronté ces flammes-là, parce qu’elle était exactement là où elle devait et voulait être.
Se laisser toucher
Elle dit qu’après la traversée du feu, il y a la traversée du temps. Les semaines qui suivent, elle marche des heures et des heures. Soren lui parle beaucoup, sans cesse, et que ça l’épuise. Sa présence-absence pèse des tonnes, et la pitié des autres d’autres tonnes. Ça fait beaucoup à porter. Elle cherche où s’enfuir, mais partout où elle va, elle emporte avec elle ces tonnes-là. Elle rencontre des hommes qu’elle ne peut pas toucher et un jour, très vite, elle en rencontre un qui la touche. Alors, deux mois après la mort de Soren, elle retombe amoureuse.
Prendre des permissions
Elle dit que c’est très embarrassant, de tomber amoureuse aussi vite, même si « le deuxième travail des vivants consiste à reprendre leur deuxième, quinzième, centième vie ». Elle raconte comment cet homme-là, qui sait si bien ce que veut dire traverser pour avoir traversé lui-même, sait aussi que le temps va lentement polir les tonnes, jusqu’à les transformer en un petit galet, bien lisse et bien doux, qu’elle pourra garder à jamais avec elle.
Soren est mort, mais pas absent.
En attendant, elle a « pris des permissions » pour alléger ses tonnes. Et accepté, le temps qu’il faut, d’avoir dans son couple un mort et un vivant, qui l’a accepté lui aussi. Elle dit qu’il avait raison : au fil du temps, les tonnes se sont transformées en un galet lisse et doux. Et que Soren est mort, mais pas absent.
Dans Traverse, Maïa Mazaurette ne donne ni leçon ni conseil. Elle raconte seulement sa traversée à elle. Elle partage ce qu’elle a appris. Elle trouve qu’elle s’en est bien tirée, sans doute parce qu’on l’a laissée faire exactement ce qu’elle voulait sans essayer de la protéger de la mort. Et que la meilleure façon de résister à la douleur a été, pour elle, de ne pas essayer de lui échapper et de « toujours rester de face ».
Elle ose dire aussi qu’au moment où Soren est mort, devant elle, elle a sans doute « attrapé entre deux électrochocs ce qui ressemblerait à une pulsion de vie ». Qu’il est « possible et probable que le processus de la mort crée les conditions mécaniques pour plus de vie. Parce que quand quelqu’un meurt à 29 ans, il faut compenser. Je ne sais pas si on a le choix. »
"Je ne suis ni augmentée ni réduite".
Et puis elle dit : « Quelque chose m’a été prise, quelque chose m’a été donnée. Je ne suis ni augmentée ni réduite. Dans les romans, quand le jeune homme s’écroule, le monde s’écroule avec lui. Dans la vie, absolument pas. Le jeune homme s’écroule, et non seulement la vie continue mais elle en remet une couche. » Et on la croit, absolument. On s’en réjouit même avec elle.