Nous avons rencontré Emilie, psychologue en EHPAD.
Emilie est pour les résidents, les familles et l’ensemble des soignants de son établissement : “Emilie la psychologue”. Elle accompagne des femmes et des hommes jusqu’au bout de leur vie, souvent main dans la main, yeux dans les yeux, car la communication non verbale fonde le cœur des relations avec les personnes âgées. Emilie est là pour donner du sens au ronron quotidien de la vie dans un EHPAD et “préparer” en douceur le chemin vers la mort de ces résidents, qui vivent ici, leur fin de vie.
L’EHPAD, dernière maison avant la mort
L’EHPAD est pour beaucoup de nos résidents leur dernière demeure avant la mort. Lorsqu’ils arrivent, ils ressentent un sentiment de finitude, ils ont conscience d’être à la fin de leur vie. Nous prenons le temps de les accueillir, de les installer, de leur montrer qu’ils sont ici chez eux, de leur exprimer notre joie à partager désormais leur vie. Certains résidents réalisent au bout de quelques semaines, une vie encore possible qui se dessine devant eux. Ils se font des amis, participent aux ateliers proposés, sont heureux de partager leur table au restaurant. La vie est là !
Nous abordons toujours avec eux le sujet de la mort. Certains ressentent de l’inquiétude et ont besoin d’en parler. D’autres sont davantage dans la vie ou évitent le sujet. Notre rôle est de faire en sorte que la mort ne soit pas un tabou.
Il y a des questions essentielles à discuter avec eux et leurs familles, des sujets concrets comme les directives anticipées : leurs choix face au suivi médical de la fin de vie, la manière dont ils veulent être enterrés, la musique, des fleurs… Je trouve que les résidents ont plus de facilité que nous, accompagnants, à parler de la mort. Ils arrivent même à l’évoquer en traits d’humour. Néanmoins les inquiétudes existent, comme la peur de souffrir, de mourir seul, la perte de contrôle et la peur fondamentale de ne plus trouver de sens à leur vie. “Qu’ai-je fait ? Qu’est-ce que je laisse ? Quel est le sens de ma vie ?” Notre rôle est d’être attentifs à ces questions profondes et de les accompagner dans leur cheminement intérieur.
Des couples peuvent vivre ensemble à l’EHPAD. Généralement il y en a un, plus mal en point que l’autre. Quel bel acte d’amour de dire : je viens aussi car je ne veux pas me séparer de toi. Les familles sont rassurées de les savoir ensemble. La mort d’un conjoint à l’EHPAD s’accompagne de manière spécifique. Nous sommes vigilants de ne pas nous mettre à leur place et de rester à la nôtre.
Nous nous adaptons : certains conjoints ne supportent pas, une fois leur femme ou leur mari décédé, rester dans la chambre qu’ils partageaient, le lit vide à leur côté compliquant parfois le processus de deuil. D’autres au contraire, y sont très attachés, rien ne doit changer dans l’agencement. Il est essentiel pour eux de conserver un environnement immuable. Nous évitons au mieux alors, d’être dans des positions commerciales et respectons ce qui est confortable et apaisant pour nos résidents. Il se pose aussi la question de l’annonce de la mort d’un conjoint.
Je crois qu’une personne n’est jamais trop vulnérable, lorsqu’il s’agit de son conjoint. Parfois, nous redoutons d’annoncer un décès, de peur de “faire mourir” le conjoint restant.
Une réaction spontanée peut être la culpabilité. Je me souviens d’une femme très atteinte physiquement, dont le mari plus en forme, est décédé avant elle. Chaque jour, pendant des années, il lui a donné son déjeuner. Nous ne pouvions ni évincer sa mort, ni masquer la réalité à sa femme, même privée de ses capacités à communiquer. Après réflexion en équipe, nous avons choisi de lui annoncer. J’ai su qu’elle comprenait ce que je disais car sa respiration s’est accélérée. Elle est décédée quatre jours plus tard. Cette femme vivait grâce à la présence de son mari. Une fois celui-ci parti, elle a lâché prise et a choisi de mourir, restant actrice de sa vie, même dans un état de grande dépendance.
Comment parler de la fin de vie et de la mort en EHPAD ?
Nous avons une veille permanente autour du sujet de la mort. Moi je fais comme des maraudes auprès de nos équipes soignantes. J’évite de formaliser, car plus on formalise, moins la parole est libre. Je m’arrange pour passer plusieurs fois dans la journée, être là à la pause-café. Nous discutons ensemble de nos positionnements et de nos pratiques. Le regard que chacun a sur la mort, raconte comment la personne s’est sentie aimée dans sa vie et l’estime qu’elle se porte.
Mon rôle est d’accompagner nos résidents dans leurs besoins de convoquer les morts qui ont marqué leur vie et auprès de qui ils se sont construits.
Je les aide aussi à considérer les “émotions de travail” qui les habitent lorsqu’ils pensent à la mort : la colère, la tristesse et la peur. “Travailler” la mort à partir de ces émotions, leur permet de faire un rééquilibrage émotionnel et de retrouver un positionnement plus apaisé, face à leur propre mort. Il y a quelques années, nous avons proposé à des résidents volontaires de répondre avec nous à cette question : comment communiquer autour de la mort d’un résident ? Il était fondamental pour eux de respecter le droit de savoir ou de ne pas savoir. Nous avons opté pour “le livre du souvenir”. Un support commun à tous.
Lorsqu’une personne décède, nous écrivons son nom dans le livre, la date de son décès et l’endroit où elle est décédée car les résidents sont demandeurs de cette information. Nous laissons ensuite deux pages blanches pour que chacun puisse s’exprimer librement. Ce livre est à la disposition de tous, chacun est libre ou non de le consulter.
À chaque décès, nous allumons une petite bougie à l’accueil pendant trois jours. Un geste discret et significatif pour tous.
Nos résidents sont habitués à perdre des proches et être liés à la mort. Il est rare qu’ils s’écroulent, lorsqu’ils apprennent la mort d’un des leurs. Il peut y avoir une tristesse et nous sommes à leur écoute, car il est important de ne pas laisser cette tristesse se tricoter à des angoisses ou à une mélancolie sous-jacente. Nous prenons le temps de répondre aux questions, d’être là en veilleurs.
Je me souviens d’une dame très attachée à trois amies. Elles se surnommaient “le club des quatre”. Elles étaient toutes les quatre en fauteuils roulants, en grande dépendance physique avec chacune une personnalité affirmée. Des femmes étonnantes à la parole libérée. Suite au décès de la troisième de ses amies, cette dame a sombré dans une dépression. Ce groupe était pour elle un vrai repère identitaire. Seule survivante, elle s’est sentie isolée dans sa dépendance physique. Je l’ai vue se replier sur elle-même, en proie à des problématiques anciennes et profondes, remontées à la surface dans ce grand moment de fragilité. Nous avons été attentifs et à son écoute pour ne pas la laisser sombrer dans ce mouvement dépressif. Aujourd’hui, elle a retrouvé son équilibre intérieur.
Mourir à l’EHPAD
Certains résidents redoutent de mourir à l’hôpital et préfèrent mourir à l’EHPAD. Nous œuvrons pour que nos résidents puissent mourir à l’EHPAD et nous rassurons nos résidents et leurs familles sur la possibilité de les accompagner étape par étape jusqu’à la mort. Nous faisons en sorte qu’ils se sentent ici en sécurité sur les plans physiques et psychiques. Nous les aidons à développer des liens relationnels au sein de l’EHPAD : des amitiés entre résidents et le lien créé avec les accompagnants qui deviennent des personnes familières. Leurs visages, leurs voix, leurs gestes, qu’ils reconnaissent pendant les soins, sont de vrais repères sécurisants. Ces liens essentiels permettent aux résidents de se sentir chez eux et accompagnés en tant que personne. La prise en soin est individualisée.
Si l’on observe une dégradation physique, il y a des relais médicaux possibles : nous appelons le médecin traitant et/ou une équipe mobile de soins palliatifs qui vient en duo, infirmière et médecin. Ils nous aident à poser un regard sur la situation, prennent en compte la souffrance du patient, écoutent la famille et mettent en place ce qui leur semble le plus indiqué. Ils sont pour nous une aide infiniment précieuse. La place de tiers qu’ils occupent permet de faciliter la communication avec les familles.
Certains résidents font ce chemin vers la mort, pas à pas, avec leurs familles. Nous accompagnons alors les familles, autant que nos résidents.
Même pendant la pandémie (printemps 2020), nous les avons autorisées à venir, dès que l’on observait leurs proches se dégrader.
Nous avons pris ce risque d’autoriser à dire au-revoir, à se toucher, à se voir en présence, tout en respectant un protocole sanitaire.
J’ai vu des résidents se dégrader si brutalement, sans visite de leurs proches. C’est une leçon : nous avons appris à équilibrer nos protocoles au regard des individus et du collectif.
Il n’y a pas une histoire qui se ressemble. Nous travaillons avec des femmes et des hommes singuliers. Penser uniquement dans l’intérêt du collectif a pu mettre à mal l’individu.
L’annonce d’un décès est faite par le personnel soignant. Nous demandons en amont à la famille, s’ils veulent être prévenus de jour comme de nuit. Il existe bien sûr des procédures mais il n’y a pas une seule bonne façon de faire face à ces situations de vies intimes. Lorsque la mort survient, on ne peut pas anticiper les réactions affectives des proches, elles sont parfois à l’opposé de ce qu’on aurait pu attendre. Je préfère partir du principe qu’on connaît peu les besoins de la famille. Alors, on propose, on suggère, on questionne. L’idée est de doser l’accompagnement en fonction de la famille : auront-ils besoin de se recueillir auprès de leurs proches ? Commenceront-ils par nous rencontrer d’abord ? Auront-ils des questions ou au contraire souhaiteront-ils limiter le dialogue par crainte de laisser paraître leurs émotions ? Nous leur laissons autant que possible la maîtrise du temps, tout en étant là en soutien. Nous nous occupons de prendre soin : débarrasser la chambre de l’attirail de la souffrance et de la dépendance, faire en sorte qu’elle soit propre, rangée et accueillante, laisser une chaise à côté du lit, coiffer et positionner la personne décédée.
Il y a quelques années, j’ai aperçu une famille pleurer sur le parking de la résidence. J’ai alors suggéré de dédier un lieu, un espace neutre pour que les familles puissent se retrouver hors de la chambre.
Nous utilisons désormais un petit salon, lieu d’intimité pour appeler les proches, décharger les émotions à l’abri des regards.
La mort dans ma vie
Je suis confrontée au quotidien à la fin de vie. Cela m’aide à comprendre, à conscientiser, que symboliquement, nous sommes tous en fin de vie, car on ne sait pas quand on va mourir. Je crois, être ainsi, plus attentive à qui je suis. Je suis plus au clair avec mes peurs autour de la mort. Je ne dissocie plus la mort de la vie. Je sais que c’est un tout.
Il n’y a pas une mort, LA mort. Il y a des morts tout au long de la vie : des renoncements, des lieux dont on se sépare, des pages qu’on tourne, des personnes qui ne sont plus. Tout cette conscience des petites morts sur notre chemin de vie, me permet d’accueillir l’idée de la mort.
Oui, je savoure ma vie en pleine conscience grâce à la mort. Les résidents me transmettent cette conscience d’être là, ici, dans l’instant. Et d’échapper à cette idée que la vie n’a aucun sens. Quand tout a du sens, on peut se pardonner, se comprendre, poser un regard sur soi moins douloureux et apprivoiser cette idée vertigineuse, qu’un jour, cela s’arrête.