Il a longtemps été l'ultime médecin que rencontrent les personnes en fin de vie. Le docteur Claude Grange, après avoir fondé et dirigé le service de soins palliatifs de l’hôpital d’Houdan dans les Yvelines, dispense aujourd’hui des formations pour aider les professionnels de santé à accompagner ces patients avec sérénité. Une approche qu’il décrit avec sensibilité dans Le Dernier souffle, dont l’écrivain et philosophe Régis Debray signe la préface et la postface (Gallimard).
Les soins palliatifs : une médecine empathique
Quelle est votre définition des soins palliatifs et à qui s'adressent-ils ?
Claude Grange : Les soins palliatifs prennent en charge les patients atteints de maladies graves incurables. À 70 %, il s'agit de cancers mais il y a aussi les maladies neurodégénératives à un stade évolué (Charcot, Parkinson...) et les insuffisances d'organes (cardiaques, rénales, respiratoires...) en phase terminale. Nous accompagnons du mieux possible ces patients jusqu'à la fin pour qu'ils puissent vivre le temps qu'il leur reste à vivre le plus confortablement possible.
Une personne en fin de vie a trois besoins essentiels : ne pas souffrir, ne pas se sentir abandonnée et faire des choses qui ont du sens pour elle, et que pour elle.
Pas pour sa famille ni pour le médecin et les soignants. On construit un projet de soins en fonction de ce qu'elle souhaite, elle. C'est une médecine empathique.
Vous la décrivez même comme maternante, en disant que vous aidez ces patients à « accoucher » de leur mort sans douleur.
Claude Grange : Oui, cette phase de vie est un passage et nous, médecins et soignants, sommes des passeurs. On ignore ce qu'il se passe après car personne n'en est revenu, mais ce qu'il se passe avant nous concerne et nous devons tout faire pour que ce moment soit le plus paisible et le plus confortable possible.
Dialoguer par questionnements pour rester à l'écoute du patient
La mort n'est pas du domaine de l'« annonçable », dites-vous. Parce que médecins, patients et familles s'accrochent toujours à l'espoir d'une ressource thérapeutique ?
Claude Grange : On ne peut pas vivre sans espoir. Il faut toujours laisser de la place à l'aléatoire, au « pourquoi pas, on ne sait jamais ». Tant qu'on peut guérir, il faut guérir. Mais quand on ne peut plus, les médecins doivent avoir la sagesse de ne pas s'acharner et de pratiquer une médecine qui soit dans le care, le soin. Ce qu'ils peuvent annoncer, c'est le diagnostic et le pronostic. Quand j'annonce à la personne qu'il n'y a plus de traitements possibles pour guérir spécifiquement sa maladie mais qu'on ne va pas arrêter les traitements de confort afin de l'accompagner du mieux possible, tout est dit. Le malade se doute bien qu'il va mourir. Que voulez-vous annoncer de plus ? Employer la méthode américaine : « Vous avez un cancer et il vous reste trois semaines à vivre » ? Mais comment vit-on avec cette idée ? En revanche, on parle de la mort quand c'est le patient qui en parle. On peut lui demander : « Y a-t-il des choses qui vous inquiètent ? » S'il répond : « Oui, j'ai peur de mourir », on peut enchaîner : « Alors parlons-en, qu'est-ce qui vous fait peur ? » Saisir les perches qu'il nous tend et procéder par questionnements en le laissant cheminer à son rythme.
Les médecins sont-ils prêts à adopter cette attitude plus réceptive ?
Claude Grange : Cela s'apprend avec l'expérience. Les patients ne parlent qu'à ceux qui sont prêts à entendre. Pendant vingt ans, j'étais moi-même incapable d'aborder ces sujets. La société vit dans l'illusion que la médecine peut tout. Et le médecin a peur de ne pas avoir tout fait pour guérir le malade. Beaucoup le vivent comme un échec et répondent avec des pirouettes ou un langage médico-technique incompréhensible. En tant que médecin expert en soins palliatifs du groupe Clariane, j'ai conçu des livrets de conversation basés sur des phrases très simples que soignants et médecins peuvent s'approprier pour parler de la mort en Ehpad. Le dialogue s'établit sous forme de questionnements, pas d'affirmations. Cela permet de s'adapter. Quelquefois, le patient essaye de parler de sa mort tout en espérant encore qu'on puisse le guérir, ou il tend une perche et se rétracte. Il faut pouvoir lui dire, par exemple : « Voudriez-vous que j'en parle à un de vos proches ? » Ou :« Si vous préférez, on peut reprendre cette discussion un autre jour. » C'est un pas de deux. Nous devons dialoguer en faisant preuve de délicatesse.
Il ne s'agit pas d'asséner des vérités à une personne qui n'est pas prête à les entendre. Il s'agit de « cheminer avec ».
Comment cela se passe-t-il lorsque le patient n'a pas toutes ses capacités cognitives ?
Claude Grange : Dans ce cas, la relation passe par le toucher, les soins de base, l'environnement de confort qu'on lui apporte plus que par la parole. Le langage non-verbal ne ment pas. Tous les malades sentent le décalage qu'il peut y avoir entre la parole du médecin et ses gestes, l'expression de son visage ou les inflexions de sa voix. Dans une enquête, la psychologue Élisabeth Kübler-Ross dit que plus de 90 % des patients en fin de vie savent très bien où ils en sont, qu’on le leur ait dit ou pas.
Aider les proches à comprendre les soins de fin de vie
Que dire aux familles ?
Claude Grange : On doit avant tout l'information au malade. La loi dit que toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé. Or, les médecins annoncent plus facilement les mauvaises nouvelles aux familles qu'au patient. De ce fait, les proches s'octroient parfois le droit de nous demander de ne rien dire au malade, ce qui revient à trahir ce droit et le secret médical. Il est évident que, prenant en charge un patient gravement malade dont le temps est compté, il est impossible de ne pas informer la famille. On se retrouve parfois dans des situations compliquées où, à l'inverse, un père, par exemple, nous demande de ne pas informer ses enfants. Nous leur proposons alors de discuter du diagnostic et du pronostic avec leur papa et, par ailleurs, nous faisons part au patient de notre difficulté à répondre aux questions de son entourage. Nous faisons en sorte qu'une discussion s'amorce entre eux, si besoin en présence du médecin.
Comment la famille accepte-t-elle l'arrêt des traitements, notamment dans les tout derniers instants de vie du patient ?
Claude Grange : Plus on arrête les traitements spécifiques, plus on doit continuer à prendre soin. Il faut expliquer clairement aux proches qu'on ne pratique que des examens et traitements utiles. On ne peut plus agir sur son cancer, mais si le patient a une infection urinaire ou une colique néphrétique, on va la traiter. De même, l'entourage s'inquiète quand le patient n'a plus faim ni soif : « Il ne mange plus, ne boit plus, il va mourir ! » Il va mourir parce qu'il est gravement malade. Manger et boire est un plaisir et quand on est nauséeux ou épuisé, on n'en a pas envie. À un moment donné, on est fatigué, on se dénutrit, on se déshydrate... C'est le cycle de la vie. Quel sens cela a-t-il d'ajouter des tuyaux pour nourrir et hydrater artificiellement la personne alors qu'elle est en train de mourir ? En réalité, elle ne souffre pas de soif mais de sécheresse buccale et ce sont des soins de bouche qui peuvent l'améliorer. La plupart du temps, les perfusions et les sondes sont délétères car elles injectent un volume d'eau à des patients qui ont déjà des œdèmes, de l'ascite, un épanchement, des sécrétions... Et cela accroît le problème.
Avec les familles, il nous faut expliquer, expliquer... Expliquer pourquoi on fait les choses et pourquoi on ne les fait pas. Et elles comprennent !
Pour elle, c'est l'ultime séparation qui est difficile...
Claude Grange : Oui. Quand on aime quelqu'un, on n'a pas envie qu'il nous quitte et on est prêt à tout faire, y compris des choses contradictoires pour qu'il reste. En soins palliatifs, quand on pratique une sédation, c'est pour soulager une souffrance et non pas pour aider à mourir. L'intention n'est pas la même. Faire dormir, ce n'est pas faire mourir. D'ailleurs, quand on demande aux gens quelle serait une belle mort pour eux, ils répondent souvent : « Dans mon sommeil, sans souffrir. Que je ne me réveille pas. » Eh bien, quand une personne a des douleurs, des saignements, une gêne respiratoire, et que je ne peux plus la traiter avec les médicaments habituels, je donne des doses justes pour qu'elle sommeille sans ressentir les effets de ces symptômes. Bien sûr, c'est aussi à ce moment que, pour la famille, la relation prend fin. Elle ne peut plus communiquer avec la personne qu'elle aime et c'est difficile. Mais cette mise en sommeil lui assure de partir apaisée.
De la douceur et de la joie
Pensez-vous que votre approche est représentative de celle qui s'exerce partout en France dans les unités de soins palliatifs ?
Claude Grange : Globalement, oui. Mais il est vrai que, dans certaines unités, il y a beaucoup de tuyaux et de pousse-seringues électriques. Je ne me retrouve pas dans cette médecine palliative où, pour chaque symptôme, il y a une pharmacopée, perfusion ou drogue. Je préfère le recours à une palette d'outils tels que l'hypnose, les bains thérapeutiques, le toucher-massage, la musicothérapie... D'après mon expérience, la parole et la qualité de la relation résout beaucoup de choses. Attention à ne pas trop surmédicaliser la mort.
Comment les soins palliatifs peuvent-ils être, selon votre expression, des « lieux de joie » ?
Claude Grange : Oh oui, on rit peut-être plus qu'on ne pleure dans nos unités de soins ! Il y a de l'humour, des moments intenses de tristesse mais aussi de joie. On y célèbre des fêtes, des anniversaires, des baptêmes et des mariages. On y vit de grandes émotions. On se parle. Parfois, un patient ne meurt pas tant qu'il ne s'est pas réconcilié avec un proche ou tant que celui-ci n'est pas venu lui dire au revoir. Quand la personne est soulagée, accompagnée, entourée, elle peut encore connaître de grands moments de vie. Ce sont des personnes vivantes que l'on accompagne !