Dans « L’Éclaireuse », un livre d’entretiens avec Olivier Le Naire paru chez Actes Sud, Marie de Hennezel se livre pour la première fois de manière intime sur ses choix de vie, ses convictions, ses doutes et ses engagements. Inmemori l’a rencontrée.
La jeune fille, la vieillesse et le deuil
D’où vient votre familiarité avec la mort ?
Marie de Hennezel : Au cours de ma psychanalyse, je me suis beaucoup questionnée pour savoir pourquoi je m’intéressais ainsi à des sujets qui font peur dans notre société. Ma grand-mère m’emmenait au cimetière pendant notre promenade du soir à travers un paysage sublime et je nettoyais des tombes d’enfants, de gens jeunes : j’ai compris ainsi qu’on pouvait mourir à n’importe quel âge.
Pour moi, mourir n’était pas triste, mais faire de la peine aux autres me désolait. Ensuite, j’ai vécu des drames personnels, dont celui de mon père qui s’est suicidé.
Et il y a eu la rencontre, les conversations avec François Mitterrand, qui a créé mon poste de psy en soins palliatifs, s’est intéressé à mon approche.
La proximité de la mort ne m’a jamais déprimée : c’est une réalité et il faut l’accepter, le départ des autres et le nôtre rendent au contraire la vie fort précieuse.
Or, beaucoup d’entre nous vivent encore dans le déni, ce qui, selon moi, appauvrit la vie.
En 2030, un Français sur trois aura plus de 60 ans. Sommes-nous à la hauteur, collectivement, du défi du vieillissement ?
Marie de Hennezel : Absolument pas ! Trois présidents de la République ont abandonné la loi Grand Âge malgré un constat simple et accablant : des milliers de personnes âgées terminent leur vie seules, dans des Ephad parfois, hélas, maltraitants, décèdent aux urgences, ou pire dans les couloirs.
Les vieux n’intéressent personne ; le tabou dans notre société sur le sujet est révoltant.
Or, une vieillesse paisible est possible collectivement, si les transports, les habitats, les villes s’adaptent à cette population. Individuellement, bien vieillir passe, on le sait, par le lien avec les autres, par le fait de cultiver ce qui nous donne de la joie, de rester actifs et de conserver un sens à sa vie.
La présence auprès des mourants
La mort de ceux qu’on aime nous laisse impuissants, démunis. Qu’offrir à un proche qui va quitter la vie ?
Marie de Hennezel : Une présence physique et morale. Être là tout simplement, tenir la main, caresser, embrasser. Il faut aussi se tenir dans la vérité de l’instant : ne pas cacher la gravité de la situation, parler en son nom, montrer à l’autre qu’on est prêt à l’entendre, à partager des émotions. Pleurer ensemble par exemple, pourquoi pas ?
Souvent, le mourant a peur de causer de la peine et se tait ; l’inciter à évoquer des sujets difficiles ou des conflits passés est capital.
Si on commence par soi, avec par exemple cette phrase : « J’ai envie de te dire certaines choses », l’autre va s’ouvrir et la discussion peut commencer. Un mourant a surtout besoin de vérité.
Faut-il emmener les enfants au chevet des mourants ?
Marie de Hennezel : Il faut en tout cas le leur demander. L’enfant sait très bien s’il veut ou non venir au chevet de son grand-père ou de sa grand-mère. Si la réponse est positive, on l’accompagne.
Il est capital aussi de l’emmener aux funérailles, car l’enfant y reçoit deux messages cruciaux : la mort fait partie de la vie, vérité essentielle, et, à cette occasion, les humains se retrouvent, se montrent solidaires : on s’embrasse, on se tient la main, on se réconforte. C’est un moment de partage important et universel.
Pour les soignants aussi, accompagner les mourants est difficile. Comment trouver la bonne distance ?
Marie de Hennezel : J’en ai accompagné pendant dix ans et nous avions mis en place des rituels en parlant chacun, d’abord, de notre rapport à la mort, de nos croyances à ce sujet, de nos besoins, ce qui soudait l’équipe, nous permettait de nous réconforter les uns les autres, de demander de l’aide en cas de besoin.
Toutes les semaines, nous évoquions aussi les morts de la semaine entre soignants ; une façon de ne pas les oublier, de partager nos émotions.
Aujourd’hui, hélas, beaucoup d’infirmières et d’infirmiers se sentent seuls, isolés. Une éthique de l’équipe est nécessaire, c’est une question de volonté.
Une mort digne
Qu’est-ce qu’une mort digne, selon vous ?
Marie de Hennezel : Il existe, je crois, un consensus chez les Français qui souhaitent un décès chez eux, dans leur lit, sans souffrir, avec un médecin qui respecte leurs volontés et sera présent jusqu’au bout, ne prolongera pas les derniers moments au-delà du raisonnable, ne les forcera pas, et respectera leurs dernières volontés.
Finalement, une mort digne, c’est d’être considéré jusqu’au bout, d’être accompagné, de conserver sa place parmi les autres. Quand on se sent abandonné, la dignité n’existe plus.
Anticiper sa mort
Vous insistez sur le besoin d’anticiper sa mort. Pourquoi ?
Marie de Hennezel : Oui, il faut s’en occuper dans sa deuxième partie de vie, au moment du départ à la retraite par exemple. Prenons les directives anticipées : elles ont pour vertu d’obliger les gens à réfléchir à ce qu’ils veulent pour leur départ. Beaucoup rechignent à les écrire – comme il est désormais possible de le faire sur internet –, car ils ont peur de changer d’avis, d’être prisonniers de leur décision : je préconise de rédiger sur une simple feuille ce qu’on aimerait le moment venu : réanimation, sédation, gestion de la douleur, etc.
On peut aussi en parler à une personne de confiance : celle-ci devient votre porte-parole, c’est une conversation à avoir avec un proche, un ou une amie.
Je déconseille en revanche de désigner l’un de ses enfants comme personne de confiance : cela crée des jalousies, des conflits inutiles, sauf en cas d’enfant unique évidemment.
Dans le cas d’une maladie grave, mortelle, je pense qu’il faut prendre contact tôt avec un service de soins palliatifs de votre région en raison de la pénurie de ces centres, du manque de personnel : plus de vingt départements en France en sont encore privés !
Il ne faut pas attendre les derniers jours, mais faire connaissance avec l’équipe, celle-ci va vous suivre dans le temps, offrir des soins continus.
Le tabou de l’anorexie finale
Vous évoquez l’anorexie finale, un tabou selon vous. En quoi consiste-t-elle ?
Marie de Hennezel : A un moment donné, quand on vit ses derniers jours, on n’a plus ni faim ni soif. Il s’agit alors de ne pas forcer les agonisants à s’alimenter.
C’est une mort très douce, sans douleur, contrairement à ce que l’on pense.
Le sujet reste très méconnu, et mal perçu par les familles car la nourriture symbolise la vie. On pense que les malades meurent de faim et de soif. C’est faux. En soins palliatifs, on se contente d’humidifier la bouche, les lèvres des patients, mais on ne les encombre pas de perfusions et ils s’en vont paisiblement. Forcer quelqu’un à s’alimenter est dangereux, à cause des fausses routes possibles et c’est une maltraitance.
La généralisation des soins palliatifs
La future loi sur la fin de vie prévoit la généralisation des services palliatifs : il était temps n’est-ce pas ?
Marie de Hennezel : Oui c’est une urgence ! Or la future loi prévoit un développement sur dix ans et je plaidais, moi, pour trois ans. Il existe de fait une inégalité de traitement scandaleuse selon les départements. S’il n’existe pas de soins palliatifs dans votre département qui est un désert médical, que faites-vous ? Les soins palliatifs doivent être généralisés vite, y compris à domicile, car mourir chez soi reste le souhait de tous.
Cela demande une formation des médecins, des infirmières, et davantage d’hospitalisation à domicile (HAD).
Contre l’euthanasie
Vous êtes en revanche opposée à l’aide active à mourir, contenue dans le projet de loi ?
Marie de Hennezel : Ne jouons pas sur les mots. L’aide active à mourir existe déjà dans le palliatif : on accompagne, par la parole, en soulageant ceux qui vont mourir. Je suis contre l’euthanasie, l’injection létale. Cette dernière ne constitue pas un soin et beaucoup de soignants vont la refuser, il y a un réel risque de fracture dans le monde soignant et aussi de pression sur le personnel.
Je crains une société à deux vitesses, ceux qui auront de l’argent, des services de soins palliatifs près de chez eux, des amis, y finiront leur vie entourés, tandis que les autres, pauvres, isolés, sans aide, en plein désert médical, n’auront comme réponse que l’euthanasie.
Qu’envisagez-vous pour votre propre mort ?
Marie de Hennezel : A mon âge (77 ans), j’y pense souvent, Comme les autres, je souhaite mourir dans mon lit, sans souffrance, entourée, en sentant une main amie, une main que j’aime auprès de moi.
J’aimerais partir en paix, les yeux ouverts, mais je ne sais pas si ce sera ainsi. J’ai accompagné ma belle-mère qui un jour s’est couchée, n’a plus mangé ni bu, et a vécu une fin très douce, sans douleur.
En ce qui concerne le lieu, j’hésite entre l’île d’Yeu, où je possède mes attaches, et le cimetière d’Autun, où mes grands-parents et mes parents reposent. Parler de ça, avec mes enfants, ne me gêne pas, au contraire, j‘y trouve une forme d’apaisement.